Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
122
PASCAL. — PENSÉES.

La raison s’offre[1], mais elle est ployable[2] à tous sens ; et ainsi il n’y en a point.

5.

Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle[3] sont, à l’égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : Il y a deux heures que nous sommes ici ; l’autre dit : Il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde ma montre ; je dis à l’un : Vous vous ennuyez ; et à l’autre : Le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j’en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre[4],[5].

6.

Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. C’est que le lieu, l’assistance les échauffent, et tirent de leur esprit plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur.

7.

Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que diffici-

  1. « La raison s’offre. » Comme tous ces tours sont animés et dramatiques ! Il est clair que la raison n’est pas ici ce qu’on nomme dans nos écoles la raison pure (cette raison pure n’est autre chose que le sentiment dont parle Pascal), mais simplement la faculté par laquelle on réfléchit et on raisonne.
  2. « Mais elle est ployable » Mont., Apol., p. 255 : « C’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures. » — Il n’y en a point. Il n’y a point de règle.
  3. « Par règle. » Il y a dans le manuscrit : sans règle ; mais cela est contre le sens de la phrase.
  4. « Je juge par ma montre. » Cette pensée forme comme une petite scène. Pascal avait donc une montre en critique ; il aurait dû nous dire comment il la réglait. Voltaire dit : « C’est le goût qui tient lieu de montre, et celui qui ne juge que par règle en juge mal. » Mais la règle de Pascal n’est sans doute que le principe même du goût, la raison, la justesse ; c’est la même que colle d’Horace : Scribendi recte, sapere est et principium et fons.
  5. [Additions et corrections] M. l’abbé Maynard a fait sur ce passage une note où il cite ce témoignage du P. Guerrier : « Mlle Perier m’a dit que M. Pascal son oncle portait toujours une montre attachée à son poignet gauche, etc. »