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PASCAL. — PENSÉES.

les hommes[1], et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes.

Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à[2] juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et principes ; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits[3] que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination[4], qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage.

3.

Les exemples qu’on prend[5] pour prouver d’autres choses, si on voulait prouver les exemples, on prendrait les autres

  1. « En passe tous les hommes. » C’est pourquoi on n’a jamais pu trouver cette langue philosophique que tant d’analystes ont cherchée, et qui devait exprimer si nettement les choses morales, qu’il ne pourrait plus y avoir matière à désaccord entre les hommes, puisque la philosophie serait une algèbre infaillible. Ceux qui ont cru a une telle algèbre n’avaient pas médité ces réflexions de Pascal.
  2. « Accoutumé à. » La Fontaine a dit : « Ce cerf n’avait pas accoutumé de lire. » Plus loin, Pascal lui-même : « Qu’ils n’ont point accoutumé de voir. »
  3. « Car ils ne sont droits. » Pascal lui-même n’a-t-il pas péché plus d’une fois en donnant trop à l’esprit de géométrie et aux principes, et pas assez à l’esprit de finesse et au sens des choses ?
  4. « Et d’imagination. » C’est-à-dire d’abstraction, par opposition à la réalité. — Sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, cf. 34.
  5. « Les exemples qu’on prend. » Pensée fine, mais rédigée précipitamment et sans soin.