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ARTICLE VII.

Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux ; et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers[1] de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine[2], on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie que de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard[3], et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusque un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art ; car l’expression en passe tous

  1. « Et grossiers. » Pour parler ainsi de ces abstractions, si cachées à plusieurs, mais en effet si grosses d’évidence quand on les a comprises, il fallait un géomètre bien détaché de son art et qui s’y sentit supérieur. Les principes de géométrie sont comme les ressorts et les roues d’une machine ; ceux de l’esprit de finesse sont comme les forces insaisissables dont le jeu compose la mécanique merveilleuse d’un corps vivant.
  2. « On les voit à peine. » Les choses de finesse.
  3. « D’un seul regard. » Le philosophe est celui qui voit ainsi ; le philosophe est donc autre chose que le géomètre.