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PASCAL. — PENSÉES.

de l’avenir[1] ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connaître : car c’est bien être malheureux[2] que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti[3].

60.

Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l’anéantit. Rien n’est purement vrai ; et ainsi rien n’est vrai, en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais[4] ; oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage ? Non : la continence vaut mieux[5] De ne point tuer ? Non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer ? Non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai ni bien qu’en partie, et mêlé de mal et de faux[6].

  1. « Dans la pensée de l’avenir. » Il s’agit de l’avenir dans cette vie,du lendemain, dont la pensée distrait sans cesse l’homme du présent.
  2. « Car c’est bien être malheureux. » Ce car se rapporte au mot leur néant, comme s’il y avait : Je dis leur néant, car, etc. Le néant de l’homme, ou sa misère, c’est la même chose.
  3. « N’en être point diverti. » De se considérer. Cf. iv, 1.
  4. « Que l’homicide est mauvais. » L’auteur de la quatorzième Provinciale, si éloquente contre les casuistes habiles à excuser l’homicide, ne pouvait pas parler autrement. Mais il se contredit lui-même ; car le moyen de connaître le mal et le faux si on ne connaît le bien et le vrai ?
  5. « La continence vaut mieux. » C’est la doctrine de S. Paul, I Corinth., vii, 38.
  6. « Mêlé de mal et de faux. » Non, ce mélange n’est pas toujours dans les choses, il n’est souvent que dans le langage, qui enveloppe, sous une même expression, des cas très-différents. Il n’y a rien d’abstrait dans la vie, tout est déterminé par les personnes et les circonstances. Il ne s’ensuit pas de là que rien ne soit purement vrai, mais seulement qu’il y a beaucoup plus de vérités particulières, que de vérités générales dont la formule soit applicable partout.