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ARTICLE VI.
53.

Épigrammes de Martial. — L’homme aime la malignité : mais ce n’est pas contre les borgnes ni contre les malheureux, mais contre les heureux superbes ; on se trompe autrement[1]. Car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l’humanité[2]… Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres.

Celle des deux borgnes[3] ne vaut rien, parce qu’elle ne les

    y a donc un mal et un bien. Le fragment complet, tel que nous le donnons, est profondément sceptique ; tel que le donnait P. R. il était équivoque, et on n’en sentait pas toute l’intention.

  1. « Autrement. » C’est-à-dire si on croit lui plaire par la malignité contre les malheureux.
  2. « Et l’humanité… » Je suppose que le sens n’est pas achevé, et que Pascal veut dire que l’humanité pour les malheureux flatte la concupiscence, c’est-à-dire le désir de plaire, car il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres. Il y a plaisir à passer pour avoir bon cœur.
  3. « Celle des deux borgnes. » Je n’ai pu trouver dans Martial une épigramme où il soit question de deux borgnes. M. Sainte-Beuve ne l’a pas trouvée non plus (t. III, p. 351). Il me semble, d’ailleurs, que, si Martial avait fait une épigramme sur deux borgnes, il se serait fort peu soucié de les consoler, et qu’on n’aurait pas été tenté de lui demander cela. Je crois donc que le mot celle ne doit pas s’entendre d’une épigramme de Martial, mais simplement d’une épigramme ; et je pense que cette épigramme des deux borgnes pourrait bien être celle-ci, qui est célèbre, et qu’on a citée souvent :

    Lumine Acon dextro, capta est Leonida sinistro,
    Et poterat forma vincere uterque deos.
    Parve puer, lumen quod habes concede puellæ.
    Sic tu cæcus Amor, sic erit illa Venus.

    « Acon est privé de l’œil droit, Léonide de l’œil gauche ; et d’ailleurs l’un et l’autre auraient pu disputer aux dieux mêmes le prix de la beauté. Jeune garçon, cède à la jeune fille ton œil unique ; tu seras l’Amour aveugle, et elle sera Vénus. »

    On comprend alors la critique de Pascal, toute chagrine qu’elle est ; l’épigramme des deux borgnes est jolie, mais elle ne les console pas, car elle ne fait pas que l’un soit l’Amour, en effet, ni l’autre Vénus : ce ne sont toujours que deux borgnes. Quant aux épigrammes de Martial, il n’en est parlé qu’en général, à propos de malignité dans l’épigramme. — Epigramme se disait en général chez les anciens d’une petite pièce de quelquesvers, et c’est ainsi que l’emploie Pascal.