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PASCAL. — PENSÉES.

parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit[1] raisonnable ou juste[2] ; mais le peuple[3] la suit par cette seule raison qu’il la croit juste : sinon, il ne la suivrait plus, quoiqu’elle fût coutume ; car on ne veut être assujetti[4] qu’à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passerait pour tyrannie ; mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation[5] : ce sont les principes naturels à l’homme.

Il serait donc bon[6] qu’on obéit aux lois et coutumes, parce qu’elles sont lois ; qu’il sût[7] qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire ; que nous n’y connaissons rien, et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen on ne les quitterait jamais[8]. Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine ; et ainsi, comme il croit que la vérité .

    contraire : Montaigne a raison. On avait changé le texte faute de le comprendre. Ce que Pascal reproche à Montaigne, ce n’est pas d’avoir dit que la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume ; en ce point il est de son avis : c’est d’avoir cru que le peuple ou la foule la suit pour cela, tandis qu’elle la suit parce qu’elle la croit juste. Montaigne disait en effet : « Les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont iustes, mais parce qu’elles sont loix » (voir son texte dans la note sur le paragraphe iii, 8). Cependant Montaigne pensait réellement comme Pascal, puisqu’il ajoute que c’est là le fondement mystique de leur autorité ; il ne parle pas du fondement qu’elles ont dans l’opinion.

  1. « Parce qu’elle soit. » Ce subjonctif exprime une nuance différente de celle qu’exprimerait l’indicatif, mais il n’est pas régulier.
  2. « Raisonnable ou juste. » Les éditeurs ajoutent par scrupule : « Cela s’entend toujours de ce qui n’est point contraire au droit naturel ou divin. » Pascal reconnaît bien un droit divin, ou plutôt une volonté de Dieu, qui est la loi, mais il ne reconnaît pas de droit naturel. Voir iii, 8.
  3. « Mais le peuple. » Le vulgaire.
  4. « On ne veut être assujetti. « Pascal est ici dans la vérité, et cette vérité condamne son pyrrhonisme.
  5. « De la délectation. » C’est-à-dire on cède à la raison et à la justice, non pas peut-être aussi volontiers, mais aussi volontairement qu’on cède au plaisir.
  6. « Il serait donc bon. » Quelle étrange conséquence tirée de ces belles vérités !
  7. « Qu’il sût. » Sans doute le peuple.
  8. « On ne les quitterait jamais. » Pascal oubliait que, d’après une telle