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ARTICLE VI.
20.

Le moi est haïssable[1] : vous, Miton, le couvrez[2], vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable[3]. — Point, car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. — Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice[4] ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

21.

Je n’admire point l’excès d’une vertu[5], comme de la va-

    bons mots, mauvais caractère : je le dirais, s’il n’avait été dit. » Remarquez cet il, qui est neutre.

  1. « Le moi est haïssable. » P. R. met en note : « Le mot moi, dont » l’auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que l’amour-propre. C’est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns de ses amis. »
  2. « Vous, Miton, le couvrez. » Miton était un homme à la mode, ami du chevalier de Méré, par qui il parait avoir été mis en rapport avec Pascal. Cf. vii, 20.

    [Additions et corrections] : On lit encore dans le manuscrit : « Reprocher à Miton de ne pas se remuer. »

  3. « Vous êtes donc toujours haïssable. » P. R. : Ainsi ceux qui ne l’ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Cela n’est pas seulement lourd, cela parait dur et exagéré, parce que P. R. étale gravement, en forme de réflexion générale, ce que Pascal ripostait vivement, dans la chaleur du discours, à l’honnête homme suivant le monde.
  4. « Mais non pas l’injustice. » Nous avons admiré déjà cet esprit d’analyse qui démêle si bien ce que l’on confond d’ordinaire, et procède toujours par distinctions.
  5. « L’excès d’une vertu. » P. R. a mis la perfection, parce que le mot