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PASCAL. — PENSÉES.
3.

Pourquoi me tuez-vous[1] ? Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais, puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste.

4.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans le vaisseau ; mais où prendrons-nous[2] ce point dans la morale ?

5.

Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice.

6.

La justice[3] est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies.

  1. « Pourquoi me tuez-vous ? » Cf. iii, 8 : « Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau, et que son prince ait querelle avec le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui. » On voit que le plaisant de cette idée a saisi l’imagination de Pascal ; et ce qui n’était qu’une proposition, est devenu un dialogue plein de verve satirique. Remarquons pourtant que même dans la guerre on a le droit de tuer, mais non pas d’assassiner.
  2. « Le port juge… mais où prendrons-nous. » C’est absolument la même idée et le même tour qu’on a vus déjà, iii, 2 : « La perspective l’assigne dans l’art de la peinture ; mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? »
  3. « La justice. » Cf. iii, 8.