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ARTICLE VI.
ARTICLE VI.
1.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu’à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu’il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font ; mais pour la religion, point[1].


Il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non-seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l’esprit ; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu’on en marque les limites. Il n’y a point de bornes[2] dans les choses : les lois y en veulent mettre, et l’esprit ne peut le souffrir.

2.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maitre : car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot[3].

  1. « Mais pour la religion, point. » Plainte d’un janséniste, d’un sectaire, qui accuse le monde de ne pas se sacrifier pour ce qu’il regarde comme la vraie et pure foi.
  2. « Il n’y a point de bornes. » Horace a dit tout le contraire : Est modus in rebus. A la rigueur, le corps non plus ne peut souffrir de bornes (comment fixer absolument la mesure du marcher, du manger ? etc.). Cependant nous lui en fixons tous les jours. Il est donc possible d’en fixer aussi dans les choses de l’esprit, et Horace a eu raison.
  3. « On est un sot. » Combien ce tour est piquant ! On attend ce qui peut être pire que d’être malheureux, et on trouve que c’est d’être un sot ; et on s’en étonne d’abord, et à la réflexion on sent que cela est juste.