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ARTICLE IV.

pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée[1] du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur ? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas[2] à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse[3] qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve : qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir[4], et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide ; c’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant

  1. « Remplir toute sa pensée. » La pompe de l’expression fait le plus heureux contraste avec cette chute : du soin de bien donner.
  2. « Ajuster ses pas. » On sait que la danse était un des amusements favoris du grand roi dans sa jeunesse, et qu’il y excellait, comme à tous les exercices en général.
  3. « La gloire majestueuse. » C’est bien là la royauté de Louis XIV. Ces choses sont si loin de nous qu’elles ont besoin maintenant de commentaires.
  4. « Penser à lui tout à loisir. » Comme plus haut, faire réflexion sur ce qu’il est. Mais, encore une fois, quelle supposition étrange !