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ARTICLE IV.

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures[1]. Il n’en faut pas davantage[2].

    nous pipons de nos propres singeries et inventions… comme les enfants qui s’effroyent de ce mesme visage qu’ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. » Cette comparaison, qui parait imitée de Sénèque (lettre 24, est mieux amenée dans Montaigne que dans Pascal.

  1. « Depuis six heures. « Voltaire prétend que Louis XIV allait à la chasse le jour qu’il avait perdu quelqu’un de ses enfants, et qu’il faisait fort sagement. On aime mieux l’homme de Pascal, qui ne se laisse distraire ainsi de sa douleur que quelques mois après sa perte. Je ne sais du reste où Voltaire a pris ce fait, qui ne me paraît ni vrai, ni vraisemblable, et que je n’ai pas trouvé dans Saint-Simon.
  2. « Il n’en faut pas davantage. » On trouve ailleurs dans le manuscrit cet autre développement de la même pensée, que Pascal a barré : « Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste, et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner ; on vient de lui servir une balle, et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse ; comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme, et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme, né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et [qu’il] veuille être » toujours tendu, il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité, et qu’il n’est qu’un homme, au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme. [Nous retrouverons ailleurs cette dernière pensée.] — Une seule pensée nous occupe, nous ne pouvons penser à deux choses à la fois. Dont bien nous prend selon le monde, non selon Dieu. » Ce développement, qui est très-beau pris à part, devait être resserré ici pour ne pas interrompre la suite des idées. Du reste, l’image de l’homme occupé à prendre la balle à la chute du toit, est peut-être plus piquante encore que celle de notre texte. Dans la phrase, Cet homme né pour, etc., Pascal passe d’une espèce de divertissement à un autre ; c’est un second exemple. Les dernières lignes, Une seule pensée nous occupe, demandent à être expliquées. Pascal veut dire que nous ne pouvons penser à la fois aux choses du dehors et à notre misère intérieure : ce qui est bon selon le monde, car ainsi les divertissements nous sauvent de l’ennui ; mais mauvais selon Dieu, car ainsi ils nous empêchent de nous