Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
PASCAL. — PENSÉES.

eux-mêmes[1] ; ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent.

Ils s’imaginent que, s’ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation[2].

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentissement de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaitre que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires[3], il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme[4], qui les porte à tendre au repos par l’agitation[5], et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule[6] toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le

  1. « Pas eux-mêmes. » En marge dans le manuscrit : Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal ; mais son piqueur n’est pas de ce sentiment-là.
  2. « Que l’agitation. » C’est uniquement à force de logique que Pascal arrive à ces traits si simples qui pourtant surprennent, à ces vérités qui ont un air paradoxal.
  3. « De ces deux instincts contraires. » Cette finesse d’analyse est merveilleuse.
  4. « Dans le fond de leur âme. » Que d’imagination dans l’expression à côté de cette rigueur mathématique !
  5. « Par l’agitation. »

    Haud ita vitam agerent, ut nunc plerumque videmus
    Quid sibi quisque velit nescire et quærere semper,
    Commutare locum, quasi onus deponere possit.

    Et ce qui suit dans Lucrèce. Le poëte épicurien n’est pas moins amer que Pascal.

  6. « Ainsi s’écoule. » La brièveté de celte phrase en fait la force. Elle coupe court aux illusions.