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PASCAL. — PENSÉES.

ARTICLE IV.
1.

On charge les hommes[1], dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien[2] et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et des sciences, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis, soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque[3] les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont[4] ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ; et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers.

  1. « On charge les hommes. » En titre, dans le manuscrit : Divertissement. Pascal entend par divertissement tout ce qui distrait, suivant l’étymologie. Voir, au quatrième alinéa de ce paragraphe, s’il est sans divertissement, c’est-à-dire sans distraction.
  2. « Et encore du bien. » Mont., I, 38, p. 117 : « Nos affaires ne nous donnoient pas assez de peine ; prenons encores, à nous tormenter et rompre la teste, de ceulx de nos voisins et amis. » Cette pensée est dans Epictète, au premier chapitre de ses Entretiens, recueillis par Arrien.
  3. « Et qu’une seule chose, etc. » Pascal pousse toujours une idée jusqu’à son plus grand effet. Alors les tours vifs, interrogation, exclamation, sortent naturellement ; on en a besoin.
  4. « Où ils vont. » Pensées, suivant Pascal, profondément tristes et troublantes.