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ARTICLE III.

Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle[1] ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume[2], comme la coutume est une seconde nature.

14.

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant[3] que les objets que nous voyons tous les jours ; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi[4] qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand[5] on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d’entrer en effet[6] dans de tels malheurs. Et en effet il ferait à peu près les

  1. « N’est-elle pas naturelle. » C’est-à-dire pourquoi n’est-elle pas elle-même conforme à la nature, au lieu de la détruire ? — J’ai bien peur. Tour ironique et railleur.
  2. « Une première coutume. » Si on entend que la coutume est l’influence du milieu dans lequel nous vivons, il est clair que la nature elle-même nous place déjà dans un certain milieu qui influe d’abord sur nous. Mais on appellera coutume le milieu qui peut changer, et nature celui qui ne change pas.
  3. « Elle nous affecterait autant. » P. R. ajoute prudemment peut-être.
  4. « Aussi heureux qu’un roi. » Cette expression étonne aujourd’hui.
  5. « En diverses occupations, comme quand. » C’est-à-dire en des occupations aussi diversifiées que quand on fait voyage. Nous dirions simplement, que quand on voyage.
  6. « En effet dans de tels malheurs. » Ici, en effet signifie, effectivement, en réalité. Immédiatement après, et en effet n’est qu’une conjonction, équivalente au latin etenim.