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PASCAL. — PENSÉES.

qui nous appartient ; et si vains[1], que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre[2] ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais[3].

6.

Notre imagination nous grossit si fort le temps présent, à force d’y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l’éternité, manque d’y faire réflexion, que nous faisons de l’éternité un néant[4] et du néant une éternité, et tout

  1. « Si vains. » Cf. ii, 5. — A ceux, c’est-à-dire aux temps. — Échappons, laissons échapper. Ce verbe est employé ainsi comme verbe actif dans Montaigne, par exemple, III, 13, p. 221 : « Qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et eschapper. » — Remarquez dans cette phrase la précision du langage. C’est imprudence de laisser ce qui est à nous pour ce qui ne nous appartient pas. C’est vanité, c’est-à-dire inanité, goût du vide et du néant, de sacrifier ce qui est pour ce qui n’est pas.
  2. « Mais nous espérons de vivre. » Victurosque agimus semper, nec vivimus unquam. Manilius, IV, 5.
  3. « Que nous ne le soyons jamais. » P. R. ajoute, pour laisser l’esprit sur une pensée moins amère : Si nous n’aspirons à une autre béatitude qu’à celle dont on peut jouir en cette vie.
  4. « De l’éternité un néant. » Admirable antithèse.