Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
PASCAL. — PENSÉES.

sentir[1] ; elle a ses fous et ses sages[2] : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent[3] raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants[4], tant les sages imaginaires[5] ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte[6].

Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse

  1. « Elle les fait sentir. » C’est-à-dire elle fait qu’ils sentent.
  2. « Ses fous et ses sages. »

    Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.
    La Fontaine, Démocrite et les Abdéritains.

  3. « Ne se peuvent. » Et non ne peuvent se. On parlait encore ainsi dans la première moitié du xviie siècle. Nous retrouverons ce tour à chaque page.
  4. « Des écoutants. » Ce mot, étant tout français, est plus familier et pour ainsi dire plus sensible que le mot latin auditeurs.
  5. « Les sages imaginaires. » C’est-à-dire sages par l’imagination. — Des juges de même nature. Qui jugent par l’imagination.
  6. « De honte. » Par le mépris que les vrais sages s’attirent de la foule. Montaigne, III, 8 (de l’Art de conferer), p. 444 : « Au demourant rien ne ne despite tant en la sottise que de quoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peult raisonnablement plaire. C’est malheur que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous [fier est le verbe], et vous renvoye tousiours mal content et craintif, là où l’opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d’esiouïssance et d’asseurance. C’est