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PASCAL. — PENSÉES.
2.

Cette secte[1] se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis : car la faiblesse de l’homme parait bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent.


Si on est trop jeune[2], on ne juge pas bien ; trop vieil, de même ; si on n’y songe pas assez…[3] ; si on y songe trop, on s’entête, et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n’y entre plus. Aussi les tableaux, vus de trop loin et de trop près ; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne[4] dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera[5] ?

3.

Imagination. — C’est cette partie[6] décevante dans

  1. « Cette secte. » Le fragment précédent explique parfaitement celui-ci.
  2. « Si on est trop jeune. » Cf. Montaigne, Apol., p. 324 : « S’il est vieil, il ne peult iuger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat ; s’il est ieune, de mesme ; sain, de mesme ; de mesme malade, dormant et veillant : il nous fauldroit quelqu’un exempt de toutes ces qualitez, afin que, sans preoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions comme à luy indifferentes ; et à ce compte, il nous fauldroit un iuge qui ne feust pas. »
  3. « Si on n’y songe pas assez. » Tous les éditeurs se contentent de mettre après ces mots une virgule ; mais il n’est pas vrai qu’on s’entête d’une chose et qu’on s’en coiffe en n’y songeant pas assez. Je crois donc que la pensée de Pascal est celle-ci : Si on n’y songe pas assez, on ne saisit pas, on ne pénètre pas la chose ; si au contraire on y songe trop, on s’entête. Il ne s’est pas donné la peine, n’écrivant que pour lui, de finir la première partie de la phrase, parce qu’elle s’entend d’elle même.
  4. « La perspective l’assigne. » Comme cette opposition, prise des objets sensibles, éclaire la pensée !
  5. « Qui l’assignera ? » Il y a dans cette interrogation une inquiétude et un défi. S’il avait dit : On ne peut l’assigner, cela serait froid.
  6. « C’est cette partie. » On trouve ailleurs une pensée (iii, 19) en marge