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ARTICLE III.

ARTICLE III.
1.

Ce qui m’étonne[1] le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est[2] ; mais comme si chacun savait certainement ou est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure ; et, par une plaisante humilité, on croit que c’est sa faute, et non pas celle de l’art[3], qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme[4], afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire qu’il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.

Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a[5] qui ne sont point pyrrhoniens : si tous l’étaient, ils auraient tort[6].

  1. « Ce qui m’étonne. » C’est bien là le philosophe ; il s’étonne d’abord de ce qu’il découvre ; puis il s’étonne encore plus que le vulgaire ne s’en étonne pas.
  2. « Puisque la mode en est. » Cf. vi, 40, et passim.
  3. « Celle de l’art. » Quel art ? Il faut l’entendre dans le sens le plus général : l’art de conduire ses pensées et ses actions, l’art de la vie, la sagesse.
  4. « Du pyrrhonisme. » On dit plutôt aujourd’hui scepticisme ; mais Pascal, comme Montaigne, n’emploie jamais ce mot.
  5. « Que ce qu’il y en a. » Ce tour ne s’emploie plus ; nous dirions : que ce fait, qu’il y en a.
  6. « Ils auraient tort. » Car alors, contrairement à leur thèse, l’esprit humain serait au moins capable d’une vérité, qui serait celle-là même, qu’il n’y a point de vérité.