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ARTICLE II.

qui a fait[1] révolter contre l’Église une grande partie de l’Europe.

Que le cœur de l’homme est injuste et déraisonnable, pour trouver mauvais qu’on l’oblige de faire à l’égard d’un homme ce qu’il serait juste[2], en quelque sorte, qu’il fit à l’égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions ?

Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité : mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres, de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges, et des témoignages d’affection et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère à l’amour-propre. Il en prend[3] le moins qu’il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.

Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe[4].

C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont

  1. « Qui a fait. » Il faudrait : qui ont fait.
  2. « Ce qu’il serait juste. » Cela ne serait juste qu’autant que tous les hommes le feraient aussi ; mais alors la vie ne serait plus ce qu’elle est.
  3. « Il en prend. » Personnification vive et heureuse.
  4. « On nous trompe. » Remarquer la progression.