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PASCAL. — PENSÉES.
6.

Curiosité n’est[1] que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler[2]. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais[3] en rien dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer[4].

7.

Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d’y être estimé ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps, on s’en soucie. Combien de temps[5] faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive[6].

8.

La nature de l’amour-propre[7] et de ce moi humain[8] est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il[9] ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il

  1. « Curiosité n’est. » Intitulé Orgueil.
  2. « Que pour en parler. » Usque adeo-ne Scire tuum nihil est nisi te scire hoc sciat alter ? Pers., I, 26.
  3. « Pour ne jamais. » Ce qui suit n’est que le développement du mot autrement, c’est-à-dire, si c’était pour ne jamais en rien dire.
  4. « D’en communiquer. » D’en causer. Cf. vi, 23.
  5. « Combien de temps ? » L’effet de cette interrogation est bien plus grand que s’il eût dit : Il ne faut qu’un temps proportionné, etc.
  6. « Notre durée vaine et chétive. » Quelle mélancolie dans ces expressions !
  7. « La nature de l’amour-propre. » Ce morceau ne fait pas partie de ce qu’on doit appeler les Pensées. C’est un écrit de Pascal conservé à part ; P. R. ne l’a pas fait entrer dans son édition. Mais comme il est peu étendu, nous avons cru pouvoir sans inconvénient le laisser à la place où il a été mis dans les éditions modernes. Il n’en existe pas d’original autographe, mais une copie contemporaine.
  8. « Ce moi humain. » Cf. vi, 20.
  9. « Que fera-t-il ? » Cette interrogation fait sentir vivement le malaise qu’éprouvait Pascal en considérant ces contradictions qu’il voyait dans notre nature. Il en est de même de ces mots : Il ne saurait empêcher, etc., au lieu de dire simplement : Cet objet qu’il aime est plein de défauts et de misères. On voit qu’il se débat contre cette vérité. Sans cette émotion intérieure, il n’y a pas d’éloquence.