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chapitre deuxième.

rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti[1].

Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend ; tout autre ne le peut faire[2].

Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle[3].

C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet[4]. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie comme la nature[5].

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes sciences sont infinies[6] en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment[7] et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes

  1. La philosophie, surtout la philosophie chrétienne, n’est pas si dépourvue de lumières sur ce néant et sur cet infini.
  2. Tout autre, il est vrai, ne peut les comprendre ; mais la raison peut les connaître.
  3. Ils en ont une, et très réelle. C’est une doctrine aujourd’hui de foi, après les définitions du concile du Vatican.
  4. Connaître tout par la nature nous est impossible ; connaître beaucoup nous est possible.
  5. Non, la nature n’est pas infinie et nous ne lui demandons pas les mystères surnaturels, objets propres de la révélation divine.
  6. Indéfinies plutôt qu’infinies.
  7. Indéfiniment, et en théorie.