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chapitre deuxième.

d’affection, comme, pour dire : « Rongez cette corde qui me blesse, et où je ne puis atteindre[1]. »

XI. — La machine d’arithmétique[2] fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté, comme les animaux[3].

XII. — Le seul[4] qui connaît la nature ne la connaîtra-t-il que pour être misérable ? le seul qui la connaîtra sera-t-il le seul malheureux ?

…Il ne faut pas qu’il ne voie rien du tout[5] ; il ne faut pas aussi qu’il en voie assez pour croire qu’il le possède ; mais qu’il en voie assez pour connaître qu’il l’a perdu : car, pour connaître qu’on a perdu, il faut voir et ne voir pas ; et c’est précisément l’état où est la nature[6].

XIII. Disproportion de l’homme[7]. — Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent : qu’il regarde cette éclatante lumière[8] mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit[9], et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre : elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables : nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part[10]. Enfin c’est le plus

  1. Donc, d’après Pascal, les animaux ont un instinct limité à quelques objets, non un esprit ouvert à tous. Il a raison.
  2. Inventée par Pascal.
  3. La volonté des animaux n’est pourtant qu’une faculté de l’ordre sensible et organique.
  4. D’entre les êtres créés sur la terre, l’homme.
  5. De l’état de justice où Dieu l’avait primitivement placé.
  6. Non, la nature laissée à ses propres lumières ne saurait connaître le mystère surnaturel de sa déchéance. Pascal n’a pas bien compris l’élévation de la nature humaine à l’état de grâce, ni le péché originel et ses résultats.
  7. Avec la nature dont il fait partie ; et conséquemment, au dire de Pascal, incapacité de l’homme à la connaître et à se connaître soi-même.
  8. Le soleil.
  9. Pascal avait d’abord écrit, conformément au système de Galilée : Que le vaste tour qu’elle décrit lui fane regarder la terre comme un point. — En effaçant cette phrase, il s’est rattaché au système de Copernic et des anciens.
  10. Cette célèbre comparaison a été appliquée à l’essence divine elle-même, avec plus de beauté encore, sinon avec plus de justesse. Elle parait. devoir être attribuée à Empédocle, ou du moins avoir été inspirée par ses vues sur l’Être.