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chapitre deuxième.

premier et principal. Car, de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable, et d’en dire de telles que celles-ci…

II. — Deux choses instruisent l’homme de toute sa nature, l’instinct et l’expérience.

III. — Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée[1], ce serait une pierre ou une brute.

IV. — Je sens que je puis n’avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée[2] ; donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé[3]. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi[4] éternel, ni infini ; mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

V. — L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête[5].

VI. — Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur, et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

VII. — Grandeur de l’homme. — Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime[6].

La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire[7], mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de

  1. Erreur cartésienne. L’homme ne peut être sans la raison, mais la raison peut être sans la pensée actuelle.
  2. Le moi est manifesté par la pensée, mais il n’est pas constitué par elle.
  3. Pascal se rattache ici à l’antique doctrine philosophique, vraisemblable encore à présent, d’après laquelle l’âme raisonnable n’est créée et unie au corps qu’après une préparation et formation plus ou moins longue de celui-ci.
  4. Je ne suis pas non plus.
  5. Célèbre et belle pensée dont le fond appartient à Montaigne, Essais, liv. III.
  6. Non, pas toute.
  7. La raison, la révélation elle-même, ne nous disent-elles pas que la réputation, l’estime, la gloire, encore que ce soient des biens inférieurs, n’en sont pas moins des biens réels dont il est permis et parfois commandé de tenir du cas ?