Page:Pascal - Pensées, éd. Didiot, 1896.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
préface.

donner à toutes, afin qu’elles pussent faire l’effet qu’il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente, et qu’on peut dire même prodigieuse, en sorte qu’il a souvent assuré qu’il n’avait jamais rien oublié de ce qu’il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu’il s’était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; et c’est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu’il n’en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante et imparfaite, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C’est ce qui a été cause que l’on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu’il avait déjà conçu touchant son dessein ; car il n’a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, et de l’ordre qu’il voulait y garder, ce qui était assurément très considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire, qu’ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu’il l’aurait bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans[1], en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet-là, mais d’en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière : il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l’ordre et la suite des choses qu’il y voulait traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu’on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu’elles n’ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant ; qu’elles en furent charmées, et que ce qu’elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures fait ainsi sur-le-champ, et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s’il était jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont elles connaissaient la force et la capacité, qui avait accoutumé de tant travailler tous ses ouvrages, qui ne se contentait presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu’elles parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu’à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première.

  1. Vers 1658. On peut supposer que ce fut à Port-Royal même, et en présence des fameux solitaires.