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324 OPUSCULES.

esprit, son corps ; ses parents, ses amis, ses ennemis ; les biens, la pauvreté ; la disgrâce, la prospérité ; l’honneur, l’ignominie ; l’estime, le mépris ; l’autorité, l’indigence ; la santé, la maladie et la vie même. Enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme, qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même.

Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion, et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire.

Car elle considère que, quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d’exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que, quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d’expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses[1] ou que la mort enfin nous en prive ; de sorte que, l’âme s’étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu’ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité ; et qu’ainsi, s’ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n’auront pas de quoi la satisfaire toujours ; et que si c’est se procurer un bonheur véritable, ce n’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu’il doit être borné avec le cours de cette vie.

De sorte que, par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe[2], elle commence à s’élever au-dessus du commun des hommes ; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement ; elle se porte à la recherche du véritable bien ; elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités : l’une, qu’il dure autant qu’elle et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre, qu’il n’y ait rien de plus aimable.

Elle voit que, dans l’amour qu’elle a eu pour le monde, elle trouvait en lui cette.seconde qualité dans son aveuglement ; car elle ne reconnaissait rien de plus aimable. Mais, comme elle n’y voit pas la première, elle connaît que ce n’est pas le

  1. Suppléer : arrive.
  2. De l’orgueil.