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OPUSCULES.

jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité.

Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu’ensuite quelques autres, les ayant ouï estimer, les empruntent et s’en parent, mais sans en connaître l’excellence ; et c’est alors que la différence d’un même mot en diverses bouches paraît le plus.

C’est de cette sorte que la logique a peut-être emprunté les règles de la géométrie[1] sans en comprendre la force ; et ainsi, en les mettant à l’aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s’ensuit pas de là qu’ils[2] aient entré dans l’esprit de la géométrie ; et je serai bien éloigné, s’ils n’en donnent pas d’autres marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallèle avec cette science, qui apprend la véritable méthode de conduire la raison[3]. Mais je serai au contraire bien disposé à les en exclure, et presque sans retour. Car, de l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermé là-dedans, et au lieu de suivre ces lumières s’égarer à perte de vue après des recherches inutiles[4], pour courir à ce que celles-là offrent et qu’elles ne peuvent donner, c’est véritablement montrer qu’on n’est guère clairvoyant, et bien plus que si l’on avait manqué de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperçues.

La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire ; les géomètres seuls y arrivent, et hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations[5]. Tout l’art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits ; ils suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles. Voilà ce que je sais par une longue expérience[6] de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le même jugement de ceux qui disent que les géomètres ne leur donnent rien de nouveau par ces règles, parce qu’ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchant un diamant de grand

  1. L’inverse seul est vrai.
  2. Les logiciens.
  3. Tel n’est pas du tout le but de la géométrie, encore que son exercice puisse servir à l’atteindre.
  4. A ce compte, la Logique de Port— Royal elle-même renfermerait bien des inutilités.
  5. Insupportable prétention d’un géomètre.
  6. Expérience mal faite et nullement concluante.