PHILOSOPHIE. 317
Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l'Art de conférer[1] s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit-il, l’esprit d’où il sort; qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard ; qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite: on verra le plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. II faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur [2] ; comment, par où, jusqu’où il la possède : autrement le jugement précipité sera jugé téméraire.
Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant[3].
En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention[4], je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort.
Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en aurait . . . .