Page:Pascal - Pensées, éd. Didiot, 1896.djvu/331

Cette page n’a pas encore été corrigée

PHILOSOPHIE. 313

La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent.

Or, il y a un art, et c’est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vérités avec leurs principes, soit de vrai, soit de plaisir [1] , pourvu que les principes qu’on a une fois avoués [2] demeurent fermes et sans être jamais démentis.

Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que, hors de la géométrie qui ne considère que des figures très simples, il n’y a presque point de vérités dont nous demeurions toujours d’accord, et encore moins d’objets de plaisir dont nous ne changions à toute heure, je ne sais s’il y a moyen de donner des règles fermes pour accorder les discours à l’inconstance de nos caprices.

Cet art, que j’appelle l'Art de persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves méthodiques parfaites, consiste en trois parties essentielles : à définir les termes dont on doit se servir, par des définitions claires ; à proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et à substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis.

La raison de cette méthode est évidente, puisqu’il serait inutile de proposer ce qu’on veut prouver et d’en entreprendre la démonstration, si on n’avait auparavant défini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles ; et qu’il faut de même que la démonstration soit précédée de la demande [3] des principes évidents qui y sont nécessaires, car si l’on n’assure le fondement on ne peut assurer l’édifice ; et qu’il faut enfin en démontrant substituer mentalement les définitions à la place des définis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu’en observant cette méthode on est sûr de convaincre, puisque, les termes étant tous entendus et parfaitement exempts d’équivoques par les définitions, et les principes étant accordés, si dans la démonstration on substitue toujours mentalement

  1. Principes réels ou supposés tels.
  2. Admis.
  3. Demande par laquelle on s’accorde de part et d’autre sur les principes dont on aura à se servir.