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312 OPUSCULES.


des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette âme impérieuse qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé puisse y opposer.

C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succès est bien incertain, puisqu’il faudrait pour en juger connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l’homme, que l’homme même ne connaît presque jamais.

Il parait de là que quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer dans la chose dont il s’agit quel rapport elle a avec les principes avoués ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne.

De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ! Or, de ces deux méthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première, et encore au cas qu’on ait accordé les principes et qu’on demeure ferme à les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art pour accommoder les preuves à l’inconstance de nos caprices.

Mais la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné, que je crois la chose absolument impossible.

Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes qu’à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothèses. Mais j’estime, et c’est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en est capable ce sont des personnes que je connais [1], et qu’aucun autre n’a sur cela de si claires et de si abondantes lumières.

  1. Arnauld et Nicole, peut-être.