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304 OPUSCULES.

C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu’en effet il ne connait naturellement que le mensonge[1], et qu’il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui parait faux[2].

Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.

Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini[3] . On ne peut non plus l’être sans ce principe, qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire, qui n’ait aucune étendue.

Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle, qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée, s’ils conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une même chose et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles.

Que s’ils confessent,comme en effet ils l’avouent quand on les presse, que leur proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce n’est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l’un des deux est véritable.

Mais qu’à ces difficultés chimériques, et qui n’ont de proportion[4] qu’à notre faiblesse, ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides : s’il était véritable que l’espace fût composé d’un certain nombre fini d’indivisibles, il s’ensuivrait que deux

  1. Assertion vraiment extraordinaire.
  2. Pascal, si sévère contre les logiciens de l’ancienne école, eût appris d’eux que les contraires peuvent être faux, tous deux ensemble ; et il eût substitué ici et ailleurs, à ce mot de contraires, celui de contradictoires.
  3. Théoriquement, oui.
  4. Qui ne doivent leur origine.