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PHILOSOPHIE. 303

ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n’est pas leur obscurité, mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais plutôt une perfection.

D’où l’on voit que la géométrie ne peut définir les objets, ni prouver les principes : mais par cette seule et avantageuse raison que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

Car qu’y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut être augmenté : ne peut-on pas le doubler? Que la promptitude d’un mouvement peut être doublée, et qu’un espace peut être doublé de même ?

Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse être divisé par la moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un néant? Et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un nombre ?

De même, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas être ralenti de moitié, en sorte qu’il parcoure le même espace dans le double de temps, et ce dernier mouvement encore ? Car serait-ce un pur repos ? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse ?

Enfin un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui jointes ensemble ont fait la première étendue ?

Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n’ai jamais connu personne qui ait pensé qu’un espace ne puisse être augmenté. Mais j’en ai vu quelques-uns[1] , très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu’un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu’il s’y rencontre.

Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette obscurité, et j’ai trouvé qu’il n’y en avait qu’une principale qui est qu’ils ne sauraient concevoir un continu divisible à l’infini ; d’où ils concluent qu’il n’y est pas divisible[2].

  1. Quelques années après Pascal, Leibniz devait donner un grand éclat à cette doctrine.
  2. Ils auraient dû distinguer entre la divisibilité théorique et logique, certainement possible à l’infini, et la divisibilité pratique et réelle qui ne peut dépasser certaines limites.