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OPUSCULES.

familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles à celle-ci que j’ai donnée en exemple, je ne m’y serais pas arrêté. Mais il me semble, par l’expérience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de netteté pour lequel je fais tout ce traité, plus que pour le sujet que j’y traite[1] .

Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia[2] ! Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire[3] comme ils font, ce n’est pas une définition, mais une proposition ; et confondant ainsi les définitions qu’ils appellent définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu’ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes à contradiction, ils s’y donnent la liberté d’en former aussi bien que des autres : et chacun définissant les mêmes choses à sa manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses, et perdant tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras inexplicables[4].

On n’y tombera jamais en suivant l’ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée de définir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu’elle emploie y sintéressement éclaircis et définis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle, ou par les définitions qu’elle en donne.

Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent


  1. Pascal écrivait à Fermat, le 10 août 1660 : « Pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, et non pas l’emploi de notre force. »
  2. « Le mouvement n’est ni l’acte simplement, ni la pure puissance ; mais l’acte d’un être en puissance. » C’est la définition donnée par Aristote. Le texte latin donné de cette définition par les anciens éditeurs de Pascal était très fautif.
  3. Celui du changement d’état ou de lieu.
  4. Qu’il y ait eu sous ce rapport de réels abus, qui le nie ? Mais c’en est un autre de vouloir, à cause de ceux-là, supprimer toutes les définitions de choses.