Page:Pascal - Pensées, éd. Didiot, 1896.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
117
chapitre deuxième.

des maisons superbes, etc. ? On chercherait la vérité sans hésiter ; et si on le refuse[1], on témoigne estimer plus l’estime des hommes, que la recherche de la vérité.

V. — Un vrai ami est une chose si avantageuse, même pour les plus grands seigneurs, afin qu’il dise du bien d’eux, et qu’il les soutienne en leur absence même, qu’ils doivent tout faire pour en avoir[2]. Mais qu’ils choisissent bien ; car, s’ils font tous leurs efforts pour des sots, cela leur sera inutile, quelque bien qu’ils disent d’eux : et même ils n’en diront pas du bien, s’ils se trouvent les plus faibles, car ils n’ont pas d’autorité ; et ainsi ils en médiront par compagnie[3].

VI. — Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois.

VII. — Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est. — L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreurs, etc… Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu’on en parle.

VIII. — Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment : il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables, et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle ; nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre : il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme[4]. La volonté est donc dépravée.

Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés[5].

IX. — Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre, sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer ! Si on dit : Je le trouve beau, je le trouve obscur, ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement, ou on l’irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien

  1. De chercher la vérité.
  2. Maxime d’un goût douteux, et d’une moralité peu certaine.
  3. Pour faire comme les autres.
  4. Où le développment exclusif d’un organe nuit aux autres.
  5. Nous ne sommes injustes que si nous voulons être aimés au delà de notre bonté, et au préjudice de Dieu et de son amour. Sans doute il faut souvent préférer le bien général à notre bien propre ; mais l’inclination de notre volonté pour celui-ci ne prouve pas que nous soyons dépravés.