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chapitre deuxième.

moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront[1]

VIII. — Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais, quand on y doit demeurer un peu de temps, on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

IX. — Oui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est « un je ne sais quoi » (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé[2].

X. — César était trop vieil, ce me semble, pour s’aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Auguste ou à Alexandre ; c’étaient des jeunes gens, qu’il est difficile d’arrêter ; mais César devait être plus mûr.

XI. — Pensées. — hi omnibus requiem quæsivi[3]. — Si notre condition était véritablement heureuse, il ne nous faudrait pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux.

Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu’à la condition de nous fâcher si elle réussit mal ; ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, aurait trouvé le point[4]. C’est le mouvement perpétuel[5].

XII. — Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Et celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce « moi », s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le « moi », puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent[6] ? Cela ne se peut et serait

  1. Auront cette envie à leur tour.
  2. L’Egyptienne n’eût pas séduit César, puis Antoine.
  3. « En toutes choses, j’ai cherché le repos. » (Eccl., xxiv, 11.)
  4. Le point capital du repos et du bonheur.
  5. Mais cela est introuvable comme le mouvement perpétuel.
  6. Indépendamment de ses qualités, et lors même qu’elles seraient mauvaises.