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pensées de blaise pascal.

IV. — La nature nous rendant toujours malheureux en tous états[1], nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas ; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état.

Il faut particulariser cette proposition générale[2]

V. — Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus ; et nous sommes si vains[3], que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

VI. — Métiers. — La douceur de la gloire est si grande, qu’à quelque chose qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime.

VII. — La chose la plus importante à toute la vie, c’est le choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. « C’est un excellent couvreur », dit-on ; et en parlant des soldats : « Ils sont bien fous », dit-on. Et les autres[4], au contraire : « Il n’y a rien de grand que la guerre ; le reste des hommes sont des coquins. » A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la vertu, et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n’a faits qu’hommes, on fait toutes les conditions des hommes ; car des pays sont tous de maçons, d’autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme. C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature ; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l’homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise[5].

La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur, se vante et veut avoir ses admirateurs : et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et

  1. Non pas la nature, mais le péché et le désordre de la nature.
  2. Pascal l’eût donc expliquée par des exemples.
  3. Au sens premier du mot : vides, creux et futiles.
  4. Les soldats.
  5. A la suite, Pascal écrit : « Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations, hormis en chambre ». c’est-à-dire probablement, « hormis la vocation de rester en leur chambre pour y étudier et y réfléchir. » — On voit aisément que Pascal exagère ici encore : la vocation est pour beaucoup dans le choix des carrières, principalement de notre temps.