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pensées de blaise pascal.

nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable. On nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.

C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.

Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion.

L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur[1].

V. — Plaindre les malheureux n’est pas contre la concupiscence[2] ; au contraire, on est bien aise d’avoir à rendre ce témoignage d’amitié, et à s’attirer la réputation de tendresse sans rien donner.

VI. — Chacun est un tout à soi-même, car lui mort, le tout est mort pour soi et de là vient que chacun croit être tout à tous[3].

VII. — Quel dérèglement de jugement, par lequel il n’y a

  1. Mais ce n’est pas, comme le voudrait Pascal, une preuve évidente du péché originel, ni surtout de la prétendue corruption entière et essentielle qu’il en croit la suite. Le péché originel ne se prouve bien que par la révélation ; et ses conséquences n’ont pas été aussi funestes que Jansénius et les siens l’ont persuadé à Pascal.
  2. Pascal sous-entend : Ah ! si cela gênait la concupiscence, on se garderait bien de le faire ; car, Port-Royal l’enseigne, on est tout concupiscence, et rien de plus.
  3. Pour croire cette absurdité, il faut n’avoir ni raison ni foi en Dieu.