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pensées de blaise pascal.

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens,mais seulement comme rois.

XXIV. — Divertissement. — Quand je me suis mis quelque-fois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville[1] ; et on ne recherche la conversation et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près[2].

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant qu’on s’imagine [un roi] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher ; s’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point ; il tombera par nécessité dans les vues des maladies qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit[3].

  1. Dieu merci, il y a d’autres motifs au mouvement que se donne le genre humain, et Pascal a tort de n’en tenir nul compte.
  2. Exagération et erreur janséniste.
  3. En marge : « Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise » (du gibier).