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chapitre deuxième.

XX. Divertissement. — Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu.

Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non, car il vient d’ailleurs et de dehors : et ainsi il est dépendant, et partant[1], sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.

XXI. — Ils s’imaginent que, s’ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation.

XXII. — Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature[2], qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigue, recevait[3] bien des difficultés.

Ainsi l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui[4], par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffit pour le divertir.

  1. Et conséquemment.
  2. Cet instinct secret du repos n’est pas plus le reste d’une « première nature » que le goût du divertissement n’est le fruit d’une seconde nature déchue. L’un et l’autre ont du bien et du mal, et procèdent également de notre unique nature à la fois parfaite et imparfaite.
  3. Rencontrait.
  4. Non pas. Il faut à l’ennui une cause, comme à tous les phénomènes de notre nature.