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pensées de blaise pascal.

temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin[1] ; le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais[2].

XVIII. — Divertissement. — On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices ; et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ; et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer et à s’occuper toujours tout entier. (Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.)

XIX. — Misère. — La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

  1. Et nous avons bien raison en cela, car « nous n’avons pas ici de cité permanente, et nous cherchons celle qui est à venir ». (Hæbr., xiii, 14.)
  2. Sauf dans la cité future et permanente.