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pensées de blaise pascal.

Ils[1] mentent et se trompent à l’envi. Mais outre ces erreurs qui viennent par accident et par un manque d’intelligence, avec ces facultés hétérogènes… (Il faut commencer par là le chapitre des Puissances trompeuses.)

II. — Quoique les personnes n’aient point d’intérêt à ce qu’elles disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu’elles ne mentent point ; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

III. — Quand on se porte bien, on admire[2] comment on pourrait faire si on était malade ; quand on l’est, on prend médecine gaiement ; le mal y résout. On n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes (que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature), qui nous troublent ; parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas.

IV. — Ennui. — Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

V. — Quand notre passion nous porte à faire quelque chose, nous oublions notre devoir. Comme on aime un livre, on le lit, lorsqu’on devrait faire autre chose. Mais, pour s’en souvenir, il faut se proposer de faire quelque chose qu’on hait ; et lors on s’excuse sur ce qu’on a autre chose à faire, et on se souvient de son devoir par ce moyen.

VI. — Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’avait que la raison sans passions…, s’il n’avait que les passions sans raison[3]… Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre. Aussi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.

VII. — Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns[4] ont voulu renoncer aux

  1. La raison et les sens. — Tout ceci est emprunté pour le fond aux jansénistes, et pour l’expression à Montaigne (Essais, liv. II, ch. xii). Si l’homme sans la grâce « n’est qu’un sujet plein d’erreur », comment pourra-t-il reconnaître la grâce, la recevoir sans mélange et s’y fier ?
  2. On s’étonne, on s’inquiète de ce que l’on pourrait bien faire en cas de maladie.
  3. Il serait en paix.
  4. Les Stoïciens.