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chapitre deuxième.

d’autres côtés, mais avec d’autres yeux ; nous n’avons garde de les trouver pareilles[1].

IX. — D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite[2] ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère.

Epictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal ? Ce qui cause cela, est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux : mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres, et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux[3].

X. — Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment[4]. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires : l’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre, mais elle est ployable à tous sens[5] ; et ainsi il n’y en a point[6].

XI. — En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure ; ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu’à connaître mon néant.

iii. — la raison et les passions.

I. — L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l’abuse. Ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences ; et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour : elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens, et leur font des impressions fausses.

  1. Pareilles à ce que les autres voient et disent.
  2. C’est un problème posé par Montaigne.
  3. Pourquoi pas ? Les sens sont-ils plus sûrs que la raison ?
  4. Non, mais à l’évidence.
  5. Oui, si elle ne se surveille pas elle-même dans son action.
  6. De règle pour discerner le vrai du faux. Erreur profonde de Pascal.