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pensées de blaise pascal.

et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant : j’ai pardonné aux autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme, et que c’est la vraie étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de l’ignorer pour être heureux[1] ?

VIII. — « Il y a des herbes sur la terre ; nous les voyons. De la lune on ne les verrait pas. Et sur ces herbes, des poils ; et dans ces poils de petits animaux : mais après cela, plus rien. » — O présomptueux[2] ! — « Les mixtes sont composés d’éléments ; et les éléments, non. » — O présomptueux[3] ! — Voici un trait délicat. Il ne faut pas dire qu’il y a ce qu’on ne voit pas ; il faut donc dire comme les autres, mais non pas penser comme eux[4].

IX. — On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes[5], et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.

X. — Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu’obscurités. Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis Dieu ?

« Toutes choses changent et se succèdent. » — Vous vous trompez, il y a…[6].

XI. — Les hommes n’ayant pas accoutumé de former le mérite, mais seulement de le récompenser où ils le trouvent formé, jugent de Dieu par eux-mêmes[7].

XII. — Mon Dieu, que ce sont de sots discours[8] ! « Dieu aurait-il fait le monde pour le damner ? Damnerait-il tant de gens si faibles ? » etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal, et rabattra cette vanité[9]. Le pyrrhonisme sert à la religion.

  1. Quel découragement ! Quel scepticisme !
  2. Cette exclamation s’adresse à celui qui tiendrait le discours qui précède.
  3. Nouveau blâme à l’adresse de qui prétendrait rendre compte, non seulement des corps composés ou mixtes, mais aussi des corps simples ou éléments.
  4. C’est la pensée de derrière, dont Pascal nous parlera ailleurs.
  5. On l’apprend à un grand nombre, Dieu merci.
  6. Dieu qui demeure éternellement.
  7. Et ils croient que Dieu ne forme pas le mérite par sa grâce. Cependant l’homme y a une part qu’on ne saurait méconnaître.
  8. Ceux qui suivent, et qui ne sont pas sots du tout, quoi qu’en dise le jansénisme. Non, personne n’est jamais damné que par sa faute, s’il est adulte. Et s’il n’est pas adulte, sa damnation est adoucie par la sagesse et la miséricorde d’un Dieu infiniment juste et bon. Les enfants morts sans baptême ne subissent pas la peine du feu et des tourments de l’enfer.
  9. Le doute, ou pyrrhonisme, au lieu de remédier à ces discours, et à l’inquiétude (Pascal dit : à la vanité) qui les inspire, ne fera qu’achever la perte des âmes qui voudraient se rassurer par ces sages discours.