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chapitre deuxième.

II. — Pensée. — Toute la dignité de l’homme est en la pensée. Mais qu’est-ce que cette pensée ! Qu’elle est sotte[1] !

III. — Pyrrhonisme. — J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet[2] par le désordre même.

Je ferais trop d’honneur à mon sujet[3] si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable.

IV. — Faiblesse. — Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien ; et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice[4], car ils n’ont que la fantaisie des hommes ; ni force[5] pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science, car la maladie l’ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien[6].

V. — La prévention induisant en erreur. — C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens, et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition ; mais pour le choix de la condition et de la patrie, le sort[7] nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus[8] chacun que c’est le meilleur. Et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition, de serrurier, soldat, etc. C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence[9].

VI. — Vanité des sciences. — La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.

VII. — J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites ; et le peu de communication qu’on en peut avoir[10] m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme[11],

  1. Voici, de cette remarque injuste et arrière, un commentaire de Pascal lui-même qui ensuite l’a supprimé. « Toute la dignité de l’homme est en la pensée. La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu’elle eût d’étranges défauts pour être méprisable. Mais elle en a de tels, que rien n’est plus ridicule. Qu’elle est grande par sa nature ! Quelle est basse par ses défauts ! »
  2. Que tout est désordre et incapacité dans l’homme.
  3. La nature humaine déchue.
  4. Avant nous, M. Ch. Louandre a pensé à Proudhon en commentant cette pensée.
  5. Ils ne sauraient avoir de force capable de résister à toutes les attaques, et de leur garantir ce bien possédé sans titre.
  6. Tel est le dernier mot de Jansénius, et avant lui, de Luther et de Calvin.
  7. Mais le sort n’est-il pas sous la direction de la Providence divine ?
  8. Dans le sens de prévention.
  9. Je ne puis me persuader qu’il n’y ait pas là une faute d’écriture. Pascal a voulu dire Providence. Les sauvages, en effet, ne croient pas avoir besoin de Providence, ni de prévoyance, parce qu’ils sont généralement fatalistes.
  10. Le peu d’occasions qu’on a d’en parler avec d’autres.
  11. Que les sciences mathématiques ne sont pas ce pourquoi l’homme est fait.