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pensées de blaise pascal.

ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle [1] : ils s’établissent par la force, les autres par grimace.

C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne.se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels[2] ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur[3] environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires.

S’ils avaient[4] la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s’attirent le respect.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance[5].

L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres : Della opinione regina del mondo[6]. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a.

Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes[7].

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser : les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance,

  1. N’est-ce pas un peu une ironie ? L’état militaire n’a-t-il pas largement recours au prestige des ornements extérieurs ?
  2. Pour paraître rois. Pascal dit ailleurs : « Le chancelier est grave et revêtu d’ornements, car son poste est faux. Et non le roi ; il a la force, il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc., n’ont que de l’imagination. »
  3. Le sultan des Turcs.
  4. Les jurisconsultes.
  5. De sa science suffisant à son rôle. Inutile de remarquer que s’il y a bien de l’esprit en tout ce passage, il n’y manque pas non plus d’exagération et d’imagination.
  6. « De l’opinion reine du monde. » — L’opinion est en grande partie fondée sur l’imagination.
  7. D’erreur. — Mais ni aucune erreur n’est nécessaire, ni aucune faculté nécessairement trompeuse.