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chapitre deuxième.

ration aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre, insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant l’égalité, la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut[1], s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Oui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds ? Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poème de face.

L’affection ou la haine changent la justice de face ; et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ! combien son geste hardi le fait-il paraître meilleur aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu’un vent manie, et à tous sens !

Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; je rapporterais presque toutes les actions des hommes, qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu[2].

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leur hermine, dont ils s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties[3], jamais

  1. Pour qu’il y passe avec sécurité.
  2. Pascal avait ajouté ici : « Il faut travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires, et quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde. » Celle-ci est l’imagination.
  3. Quatre fois trop amples.