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pensées de blaise pascal.
ARTICLE II.
Grandeur et bassesse de l’homme au-dedans.

§ Ier. — L’IMAGINATION. — Avantages et désavantages de l’imagination.

I. Imagination. — C’est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible de mensonge[1]. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses[2].

Cette superbe puissance, ennemie de la raison[3], qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire[4]. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres[5], avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.

Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la véné-

  1. Il suffirait alors, en effet, de prendre toujours le contrepied de ses représentations.
  2. La dernière enchère appartient donc toujours à l’imagination.
  3. L’imagination, faculté sensible de représenter et de former des images sensibles, porte la raison à ne juger des choses que par leur côté sensible, non par leur réalité et leurs perfections essentielles.
  4. Ne se peuvent plaire avec leur raison, qui les empêche de se croire meilleurs qu’ils ne sont.
  5. Les gens de raison.