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chapitre deuxième.

XIX. — Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? Oui. Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie ; car il est en tous lieux, et est tout entier en chaque endroit[1].

Que cet effet de nature, qui vous semblait impossible auparavant, vous fasse connaître qu’il peut y en avoir d’autres que vous ne connaissez pas encore. Ne tirez pas cette conséquence de votre apprentissage, qu’il ne vous reste rien à savoir ; mais qu’il vous reste infiniment à savoir.

XX. — Quand nous voulons penser à Dieu, n’y a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais[2], et né avec nous.

XXI. — Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une Divinité, je me déterminerais à la négative. Si je voyais partout les marques d’un Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m’assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien[3], afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour l’éternité…[4]

XXII. — Si l’homme n’est fait pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu[5] ?

XXIII. — Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu’à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu’il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font ; mais pour la religion, point[6].



  1. Malheureusement ce point n’est qu’une abstraction, une imagination, qui sert de peu pour conduire à la connaissance d’un Dieu infiniment réel et existant.
  2. Si nous y consentons au détriment de notre devoir.
  3. Elle en dit largement et clairement assez.
  4. Pour gagner l’éternité.
  5. Parce qu’il se laisse volontairement entraîner loin de lui.
  6. Notre temps donnerait plus d’un noble démenti à cette remarque ; et les précédents aussi.