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pensées de blaise pascal.

XIV. — L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien[1].

Toute notre dignité consiste donc en la pensée[2]. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale[3].

XV. — Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère[4]. Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.

XVI. — La nature s’imite[5]. Une graine, jetée en bonne terre, produit. Un principe, jeté dans un bon esprit, produit. Les nombres limitent l’espace, qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître : la racine, la branche, les fruits, les principes, les conséquences.

XVII. — Chacun est un tout à soi-même ; car lui mort, le tout est mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à tous. Il ne faut pas juger de la nature selon nous, mais selon elle.

XVIII. — La nature a des perfections, pour montrer qu’elle est l’image de Dieu ; et des défauts, pour montrer qu’elle n’en est que l’image.

    il ne les voit qu’en passant. Elles ont leur principe et leur fin ; il ne conçoit ni l’un ni l’autre. Elles sont simples, et il est composé de deux natures différentes ; et pour consommer la preuve de notre faiblesse, je finirais par cette réflexion sur l’état de notre nature. » Il l’a biffé, mais nous le reproduisons afin de faire voir plus complètement les diverses parties dont Pascal voulait composer sa prétendue démonstration de notre incapacité de connaître certainement le monde et nous-mêmes.

  1. M. Havet met un point après « sur lui », et cela détruit le sens. — Voici la première rédaction de cette pensée fameuse : « Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité ; mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres par l’espace : l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends. » On a beaucoup vanté ce Roseau pensant, et l’on a négligé de dire que son inventeur n’est nullement Pascal, mais Jésus-Christ qui demande aux juifs, touchant son précurseur : « Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? (Matth., XI, 8.) Du Messie lui-même, il est écrit : « Il ne brisera pas le roseau secoué. » Ibid., XII, 20.) Jusque dans son style, Pascal est bien plus chrétien que ne le pensent et ne le voudraient peut-être ses incrédules admirateurs.
  2. Au point de vue naturel, soit ; au point de vue surnaturel, notre dignité principale est d’être enfants de Dieu et frères de Jésus-Christ.
  3. C’est-à-dire son point de départ.
  4. C’est une inexactitude historique. La maladie de Cromwell ne fut pas celle-là, mais une fièvre.
  5. Elle s’imite elle-même, par l’harmonie qui règne entre ses divers effets.