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chapitre deuxième.

d’âme et de corps ; car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle ; et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi, si nous sommes simplement matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître ; et si nous sommes composés d’esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles.

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses, et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’elle craint[1] le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, il les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps[2].

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons [de] notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Oui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit ; c’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être : Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non potest ; et hoc tamen homo est[3]. Enfin, pour consommer la preuve de notre faiblesse, je finirai par ces deux considérations[4]

  1. La nature.
  2. Pascal a tort de confondre ici le langage métaphorique, dont la philosophie est obligée d’user, avec le langage propre et technique.
  3. « La manière dont l’esprit est uni au corps ne peut être comprise par les hommes ; et cependant cela même est l’homme. » (S. Augustin, De Civit. Dei,. l. xxi, 10.) Remarquons-le, S. Augustin ne parle que de la compréhension ou connaissance parfaite. Quant à la connaissance imparfaite, ni lui ni aucun philosophe véritable ne niera jamais qu’elle s’étende à savoir ce que c’est que le corps, l’esprit, et l’union de l’un et de l’autre dans l’homme.
  4. Pascal ajoutait d’abord le passage suivant : « Voilà une partie des causes qui rendent l’homme si imbécile à connaître la nature. Elle est infinie en deux manières ; il est fini et limité. Elle dure et se maintient perpétuellement en son être ; il passe et est mortel. Les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant ;