Page:Pascal - Pensées, éd. Didiot, 1896.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
pensées de blaise pascal.

infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n’est-elle pas également infiniment [éloignée] de l’éternité, pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux ; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre[1].

La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine[2].

Si l’homme s’étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout[3] ? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties, avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout[4].

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour le nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps ; enfin tout tombe sous son alliance[5].

Il faut donc, pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister ; et pour connaître l’air, savoir par où il a rapport à la vie de l’homme, etc. La flamme ne subsiste point sans l’air : donc pour connaître l’un, il faut connaître l’autre[6].

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entre-tenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible[7] de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genre,

  1. Il ne s’agit pas d’asseoir son imagination, mais sa raison ; et parmi les finis il y en a qui sont d’excellentes bases appuyées elles-mêmes sur l’infini.
  2. Oui, si nous pensons que la certitude n’est nulle part pour nous dans le fini. Mais elle y est, et nous pouvons facilement la rencontrer.
  3. Ne pourra-t-elle pas du moins se connaître elle-même et quelque autre partie du tout ? N’est-ce pas déjà d’un grand prix et d’une grande consolation ?
  4. Parfaitement, oui ; imparfaitement, non.
  5. Tout est en rapport avec lui.
  6. Exagérations manifestes ; et confusion de la connaissance imparfaite avec l’ignorance.
  7. Pascal avait d’abord écrit, avec plus d’exagération encore : « Je tiens impossible d’en connaître aucune seule sans toutes les autres, c’est-à-dire impossible purement et absolument. — L’éternité des choses en elles-mêmes ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée. L’immobilité fixe et constante de la nature, [par] comparaison au changement continuel qui se passe en nous, doit faire le même effet. »